ULYSSE A DIT...

" Quart zéroAu large de Gibraltar, ballotté par le Levante et le Poniente, le voilier tanguait tel un fou furieux emmuré dans un tourbillon de vagues et d’écumes. Du haut du phare, perché dans la solitude de ce coin reculé, à l’ouest de la Méditerranée, Ulysse était concentré sur son journal de bord qu’il s’astreignait à remplir méthodiquement tous les matins, même s’il savait que personne ne le lirait. D’ailleurs, que pourrait-il y inscrire ce matin du 11 décembre 2018 ? Les données météorologiques, l’absence d’incidents ? Au cours des deux dernières années vécues ici, dans la solitude totale de ce haut lieu maritime, rares furent les passages de bateaux en visite. Et cela n’était pas pour déplaire à Ulysse. À quarante-cinq ans, il n’aspirait plus qu’à ceci, cet isolement au milieu de nulle part, entre ciel et mer avec, pour seuls compagnons désormais, les vents et les oiseaux. Les clameurs de la vie parisienne, les rencontres d’un soir, les mondanités, le rythme étouffant du milieu des affaires, les obligations sociales, tout cela appartenait au passé. Rien ne le retenait à Paris, ni femme, ni enfant, ni parents. Il avait suffi d’une annonce sur Internet, lors d’un comité de Direction à l’issue duquel il devait être nommé adjoint de direction de la start-up in-out parisienne qui s’occupait de placements financiers pour lui donner l’envie d’autre chose. Cette annonce, un électrochoc. L’un des derniers phares à Gibraltar était en quête de son gardien. Ulysse sut, à l’instant même, qu’il serait ce gardien de phare, de ce sémaphore qui lui tendait les bras, un point d’ancrage après toutes ses expéditions dans les univers troubles du monde financier. Se servant généreusement de thé, il inscrivit sur son carnet, la date du 11 décembre 2018 ainsi que l’heure : 9.00 h (GMT) Température : 18° C.Vent : 120 km/h ; Est et Ouest.Mer : agitéeTemps : ensoleilléÉtat d’âme : RASEnvies : …Programme du jour : à déterminerTâches à exécuter : préparer la liste des provisions à remettre à Marius qui serait là demain, comme à l’accoutumée, une fois tous les quinze jours. Marius, son seul et unique interlocuteur dans ces contrées et qui était en charge de l’approvisionner en vivres et de surcroît, en livres. Ulysse observa son journal. To do List : relire son manuscrit avant envoi à l’éditeur. Ses yeux fixèrent de nouveau la date du jour. Deux ans déjà. Deux ans ici, dans ce phare de Gibraltar, isolé entre deux continents, l’Afrique et l’Europe, gardant farouchement l’accès à la mer Méditerranée. Son phare, son lieu de vie actuel, comportait, de haut en bas, une galerie portant la lanterne et l’appareillage de feu ; en-dessous de la lanterne, la salle de veille où Ulysse passait la majeure partie de son temps et enfin, au niveau inférieur, les pièces de vie, ses locaux d’habitation. Ulysse sourit. Il revoit à l’instant, comme dans un film, le déroulé de cette journée cruciale où, nommé officiellement dans ses nouvelles fonctions d’adjoint de direction, il s’était levé brusquement, interrompant le discours du directeur en souriant et, sous les regards ébahis des membres du comité de direction, avait prononcé deux mots : JE PARS ! "