Lorsque Clémence utilise Émile pour échapper à un mariage forcé, elle ne mesure pas les conséquences terribles de sa décision. C’est Gustave qu’elle veut, un américain promis à sa cousine, Pauline. Mais la première Guerre mondiale éclate et, flanquée d’un drôle de compagnon, Clémence s’engage avec elle au plus près du front. Son amour secret en reviendra-t-il vivant ? Entre forts et faibles, dans le chaos d’un conflit sans précédent, s’ouvre une vie nouvelle où, quel que soit son jeu, on veut ramasser la mise. Un roman poignant, qui traduit la réalité de ce qu’ont vécu des anonymes, jetés dans l’Histoire par choix ou par fatalité.
PROMETS-MOI, ÉMILE
Bénédicte ROUSSET
1
Clémence Panas de Prinveaux était abîmée.
Un ciel bleu se déployait au-dessus du cloître et la fenêtre entrouverte accueillait une brise légère. Le chant aigu des oiseaux perturbait gaiment un silence monacal. Le regard tourné vers l’immensité, la jeune fille mordillait son crayon. Après l’algèbre et le latin... le grec. Et le soir, il fallait recommencer : argumenter, rédiger, traduire.
À seize ans, quel plaisir dans une vie d’étude ? L’après-midi avançait au ralenti. Ses pensées s’envolèrent, loin de l’école des religieuses. Si seulement elle pouvait renverser son pupitre, traverser la grande bâtisse, empoigner le bras de sa cousine, quitter Paris et courir à travers champs, baignée de soleil et de liberté ! Mais Pauline suivait les cours à l’école de la République, « l’école du Diable », comme la surnommaient ses parents. Encore quelques heures avant de la revoir et peu importait, si leur complicité déplaisait aux Panas de Prinveaux. Ils ne toléraient pas Pauline chez eux, les familles ne se fréquentaient plus depuis longtemps. Le bois du crayon craqua sous ses dents. Quel endroit lui paraissait le plus rétréci ? Le couvent ? La demeure familiale, pourtant vaste et riche ? Jeudi dernier, en l’absence de ses parents et avec la complicité de la domestique, sa cousine et elle avaient dérobé des caramels à la cuisine et les avaient savourés sous l’escalier en se montrant, bouche grand ouverte, la dégoulinante plâtrée de bonbon fondu.
Clémence gloussa. Un coup de baguette sur son bureau la fit sursauter.
— Mademoiselle ?
La jeune fille se figea et leva un œil gris acier. Sœur Saint-Sulpice se pencha, le front plissé ; Clémence retint son souffle sous l’haleine fétide qui lui léchait le nez. Quel cours suivions-nous déjà ? De quoi parlait-on ?— Alors ? Que nous apprend cette tragédie grecque sur l’âme humaine ?
— Je...
La baguette s’enfonça sous le menton, le releva sec vers la droite. Dieu... ce visage... Vu sa tête, même la religieuse ne s’y faisait pas.— Cette tragédie, reprit Clémence, montre que... nous ne devons pas nous abîmer dans la douleur.
— Mmmm.
La baguette se planta plus profond dans la chair.— La... tragédie grecque... représentation sublime de la souffrance humaine, est sublime en ce sens qu’elle n’est pas pessimiste mais en fin de compte profondément optimiste. Je... Je ne sais plus qui a dit cela.
La figure de sœur Saint-Sulpice se défroissa. Clémence essuya une goutte sur son front.
Enfin ! Son cartable sous le bras, elle allongea le pas jusqu’à la Grand-Place où Pauline et elle se retrouvaient après la classe. Cette perspective chassa le souvenir de la religieuse et de ses camarades, hautaines et mijaurées. Haut dans le ciel, un aigle tournoyait. Elle s’arrêta, suivit sa descente et sa remontée. Quel oiseau fabuleux ! Alors qu’elle... Elle griffa sa joue. Depuis qu’un chien lui avait arraché un œil et mangé la moitié du visage, Clémence avait le sentiment que tout le perçant de sa vue s’était déplacé vers le côté valide. Plusieurs années après, l’ophtalmologue ne comprenait pas pourquoi, au lieu d’évoluer, sa myopie disparaissait. Les enfants sont des gens sérieux, ils s’habituent vite. Le traumatisme ne lui laissait que le souvenir flou des hurlements de son entourage, plus que la douleur. Le retrait des bandages avait mis à nu un trou béant sous une paupière tombante. Dès lors, le regard des gens avait changé. Une somme de petites choses, qu’elle pouvait à peine nommer, s’était installée. Une somme de petites choses différentes de sa vie d’avant. Ses parents ne l’embrassaient plus, ne lui demandaient plus si elle avait bien dormi ou si elle avait passé une bonne journée. Quelques mois après la morsure, son père, Louis-Henri, avait dit en se frottant le menton :
— Comment va-t-on la marier ?
Il avait toujours marqué une distance entre eux mais, désormais, il ne la voyait plus. Quant à sa mère Eugénie et son frère, Honoré, ils ne la regardaient plus en face. Il était trop tard maintenant. Ce nouveau temps, en la repliant sur elle-même, avait fait de son cocon, au lieu d’une piste d’envol, un terrain gluant duquel elle ne pouvait plus s’échapper. Elle s’était perdue dans les confins de la culpabilité. Personne pourtant n’avait dit que c’était de sa faute. On avait juste fait des remarques, l’air de rien. On ne s’approche pas d’un chien que l’on ne connaît pas. Ils avaient raison, elle l’avait intégré en silence. Clémence avait pris son parti de cette indifférence générale : elle se sentait plus libre, plus dure. Quand elle se blessait, elle ne criait plus. Quand elle avait peur elle serrait les dents et quand elle était triste elle attendait que ça passe. Cette blessure ne lui gâchait pas que les traits mais l’être tout entier. Depuis, Clémence souffrait d’une haine d’elle-même quasi pathologique. Qu’elle avait été bête, d’aller au- devant de ce chien, juste pour impressionner son frère !Tout le reste, chez elle, relevait de la perfection. Sa chevelure, d’un roux flamboyant, presque trop piquant, rehaussait des pommettes saillantes et sublimait sa singularité. On ne voyait que cela avant, ses cheveux bouclés et son visage moucheté de taches de rousseur. On aurait dit que Dieu, en lui infligeant cette blessure, avait voulu rectifier un tir trop bien aligné, retirant un peu de beauté là où il en avait trop mis.
Seul le regard de Pauline était resté le même :
— Tu es un cyclope ! Tu as donc une force phénoménale !
— Mmh... Le cyclope n’est pas malin.
— Les autres le craignent.
Clémence avait souri. Si la pudeur ne l’avait pas retenue, elle aurait serré sa cousine dans ses bras. À chaque moquerie, Pauline s’insurgeait. Elle avait même envoyé un coup de poing phénoménal à Élizabeth, la fille du notaire, s’attirant un très mauvais quart d’heure. Mais on ne démolissait pas Louis-Henri ou Eugénie d’un coup de poing. On ne les démolissait pas, parce qu’ils ne disaient rien de mal. Ils montraient du doigt ou parlaient à voix basse et leur regard accusateur fourrageait bien plus profondément dans la plaie que les franches moqueries d’Élizabeth et des autres.Le jour de ses treize ans, ils avaient oublié son anniversaire.
— Vous ne m’aimez plus.
Eugénie avait pris un air méprisant.— Comment oses-tu ? Tu as un toit, des domestiques, tu ne manques de rien et tu te plains ? Quelle ingratitude !
La honte avait ravagé Clémence.9782487261068
Livre broché - 380 pages
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