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Un épais manteau blanc recouvre la forêt. Les branches enneigées des arbres, pétrifiées par le froid, dessinent des formes abstraites. Anton est au bord d’une longue ligne droite, le regard fixé sur cet arbre qui a changé sa vie. Il ignore depuis combien de temps il attend, immobile, les pieds dans la neige, la capuche relevée, en face de cet arbre semblable aux millions d’autres du parc national d’Oldforest.
Dix ans, déjà. Dix années d’errance, de souffrance, de lutte pour accepter la fatalité et trouver des raisons de continuer à vivre.
Dix années d’échec. Anton espérait que ce retour sur les lieux du drame l’aiderait à faire définitivement le deuil, mais maintenant qu’il est sur place, il n’est plus très sûr que ce voyage aura le moindre effet bénéfique. Quatre heures d’avion, sept heures de voiture, une nuit dans un motel miteux de Prince George, puis de nouveau trois heures de route, le trajet jusqu’à cette forêt perdue aux pieds des montagnes Rocheuses a été interminable. La neige se remet à tomber. Le froid perce à travers son manteau. Anton sent ses membres s’engourdir, ses cils se figer dans la glace. La météo prévoyait moins dix-huit degrés, mais la température lui paraît plus proche de moins vingt-cinq degrés, peut-être même moins trente. Anton n’est plus habitué à ce froid extrême, son équipement pour y faire face est limité. Depuis dix ans, il vit dans un endroit où les températures ne descendent jamais au-dessous de zéro, des conditions climatiques clémentes appréciables. Pourquoi avoir fait autant de chemin pour se retrouver là, seul, dans le froid.
Il n’a rien à faire à Oldforest. Il devrait remonter dans sa voiture, rentrer chez lui et savourer la chaleur de son petit appartement de centre-ville. Pourtant, il n’arrive pas à se décider. Quelque chose le retient.
La forêt. L’arbre. Le souvenir de Déborah. Anton pourrait se laisser bercer encore longtemps par cette douce sensation de bien-être, mais il n’a rien à y gagner. L’heure est venue de rentrer chez lui, et de se tourner vers l’avenir. Il enlève un gant, se rapproche de l’arbre et pose la paume de sa main contre l’écorce. Il ferme les yeux, dans l’espoir dérisoire que ce rituel puisse effacer en un instant dix années d’errance. Une légère brise glaciale balaie son visage. Anton rouvre les yeux. Une étrange sensation le traverse, comme si quelqu’un l’observait. Anton scrute les alentours. La forêt, dense, profonde, impénétrable, l’empêche de voir au-delà des premières rangées d’arbres. Soudain, son regard se fige : un loup, allongé au sommet d’une butte tel un sphinx, l’observe de loin. Sa fourrure est blanche, immaculée, à l’exception d’une petite tache sombre sur son front. Anton n’a pas peur, il ne sent aucune animosité dans les yeux de l’animal. Le loup le fixe, puis il tourne lentement la tête en direction de la route. À ce moment précis, Anton perçoit le bruit distant d’un moteur en approche. Un véhicule entre dans la longue ligne droite. Son regard revient vers l’endroit où se trouvait le loup. L’animal a disparu. Un Range Rover marron et kaki s’arrête à une cinquantaine de mètres de lui. Sur la portière, une inscription en lettres jaunes : parc national d’Oldforest. Un Ranger sort du véhicule. Il ajuste sa tenue officielle, et vient à sa rencontre, un café dans une main, l’autre sur son arme.
— Bonjour monsieur. Tout va bien ?
— Oui.
— Vous êtes en panne ?
— Non.
Le Ranger observe Anton tout en faisant le tour de sa voiture, une Chevrolet de location. Il jette un coup d’œil à l’intérieur. Son attitude suspicieuse irrite Anton.
— Il y a un problème ? demande-t-il sèchement.
— Non, aucun. Je me suis juste arrêté pour vérifier que tout allait bien.
— Vous pouvez être rassuré. Tout va bien.
Le Ranger retire ses lunettes et scrute les alentours. Le visage rond de ce grand gaillard à l’air simplet se détend.
— Vous allez jusqu’à Hell Town ?
— Non. Je vais rentrer à Prince George.
Anton répond sans réfléchir. Pour le moment, il n’a pas décidé de la suite de sa journée. Il a très envie de rentrer chez lui, mais la route sera longue jusqu’à Prince George, et il serait plus prudent d’attendre le lendemain avant de repartir.
— On prévoit une grosse tempête de neige pour cet après-midi, dit le Ranger. Ne tardez pas trop. Ça va vite devenir impraticable.
— Merci du conseil.
Le Ranger observe la route, une tranchée profonde entourée de plusieurs mètres de neige.
— Ça va être difficile de manœuvrer ici. Vous avezun endroit dégagé plus loin où vous pourrez faire demi-tour. C’est à moins d’un kilomètre.
— Merci.
— Je vous laisse. Bonne fin de journée. Et soyez prudent.
Le Ranger remet ses lunettes et s’éloigne. Anton le regarde entrer dans son véhicule et parler dans l’émetteur de sa radio. Le 4x4 démarre, passe à son niveau et disparaît au bout de la ligne droite vers Hell Town. Anton se tourne vers la butte où se trouvait le loup, mais l’animal ne s’y trouve pas. Il jette un dernier regard vers l’arbre et rejoint le Chevrolet. Il démarre le moteur. Dans son rétroviseur, le loup blanc attend, assis au milieu de la route. Anton se retourne vers lui, mais l’animal a disparu.
— Alors ? C’était bien lui ?
— C’était bien lui.
— Tu lui as parlé ?
— Oui.
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Rien. Il n’a rien dit. Enfin, pas grand-chose. Des banalités.
— Tu es bien sûr que c’était lui ?
— Il s’est arrêté à l’endroit précis où l’accident a eu lieu. C’est forcément lui.
— Tu lui as demandé s’il avait l’intention de venir à Hell Town ?
— Il m’a dit qu’il rentrait directement à Prince George.
— Parfait. Absolument parfait. Merci John. Tu peux nous rejoindre, maintenant.
— Tu maintiens la petite fête ?
— Je ne vois aucune raison de l’annuler.
— Alors j’arrive, Lewis. J’arrive.