Je prends mon premier café accoudé à la fenêtre. Je regarde les passants qui traversent, je leur invente des vies diverses, un cours du destin qui s’inverse. Des tas de « peut-être » se bousculent dans ma tête. J’imagine les différentes raisons de ce qui les pressent. J’ai envie d’aller fouiner dans leurs rêves enfouis qui sommeillent, dans leurs aspirations secrètes mises en veille. À la croisée des pas anonymes ils forment tous un grand ensemble, oui, celui de l’empressement. Même ceux qui sont immobiles agglutinés dans l’abribus jettent des regards au loin ou plus près sur leurs montres. Il me semble, vu leur attitude, qu’ils ne sont pas là où ils devraient être, pas sous la bonne latitude. Ils ont déjà la tête ailleurs, toute à la pensée de leur destination. Pour la plupart d’entre eux le futur est cadré dans un emploi du temps, serré, compressé, compact, optimisé, comme une ligne ferroviaire étirée dans un agenda. Vu comment ils tracent leur route en claquant du talon sur le goudron, ils doivent avoir des pieds enflés, des ampoules, des cals, ils doivent se sentir à l’étroit dans les chaussures de cette vie-là.
J’ai remarqué une vieille dame avec une canne, un grand chapeau ourlé d’un ruban bleu. Elle se lève et se rassoit sans cesse sur le banc de l’abribus. De tous, c’est elle qui s’impatiente le plus. Quand on arrive à cet âge de la vie c’est sûr, le temps c’est précieux, on apprécie l’exactitude. Une autre femme la retient par le bras, à scruter son visage je perçois qu’elle lui parle avec douceur et patience. C’est bien la seule à n’être pas pressée. Elle a de longs cheveux châtains, un sac posé sur ses genoux. Régulièrement de sa main elle retient le bras de la dame au chapeau qui se lève, se rassoit, s’irrite de l’attente. On ne connaît pas la vie des gens, peut-être a-t-elle une nécessité urgente ? Notez bien que dans l’ensemble, l’urgence est relative, mais dans chaque cas particulier, vous verrez, elle est extrême. Moi, je suis comme la jolie femme aux cheveux longs, j’ai tout mon temps, je ne vais pas courir après lui ni me battre avec, cette affaire-là est perdue d’avance. Je suis au premier café d’une série supposée tranquille, qui échelon- nera ma matinée. À en juger par l’impulsion que les passants donnent à leur foulée, il en va de leur vie. À bien la regarder, la femme aux cheveux longs est belle, elle n’est pas jolie. Elle s’est levée et rassise avec grâce, a basculé sa chevelure d’un tour souple de cervicales, elle s’est même permis de sourire alors que tous passent en faisant la gueule. Elle est un peu comme moi, un cas à part dans l’espèce. Je souris de la voir comme un soleil, comme un ange gardien. La dame au chapeau c’est peut-être sa grand-mère, sa tante, ou peut-être est-elle son assistante de vie. Ça ne m’étonnerait pas qu’elle soit professionnelle, sinon c’est qu’elle a pour cette personne une affection démesurée, oui, beaucoup d’amour, de maîtrise et d’indulgence. Une femme enceinte s’approche et réclame, impatiente elle aussi, une place sur le banc. Celle aux cheveux longs, la belle, se lève pour lui céder la sienne. Dans son dos la vieille dame au chapeau se lève aussi, profite de l’espace et de l’aubaine, et s’en va au bord du trottoir lever sa canne comme si elle voulait molester pour son retard, le chauffeur du bus qui arrive. Elle redescend le bras à son approche, mais plante sa canne dans la grille du caniveau, elle bascule et s’en va plonger dans le pare-choc qui n’a rien paré du tout. On a entendu un gros ploc, et la mémé a décollé comme une poupée de chiffon. Elle a rebondi comme un ricochet, un putt au golf, et atterri une dizaine de mètres plus loin, complètement désarticulée. Le chapeau lui, a continué à virevolter dans les airs, encore et encore, avant de redescendre comme une feuille morte se poser délicatement sur l’asphalte. On a entendu crier, des gens se sont mis à courir, à s’amasser. J’ai perdu de vue le petit épouvantail ensanglanté et la belle femme aux cheveux longs. Je voyais toujours le chapeau, dessus passait une moto. C’était un peu la panique avant l’arrivée des pompiers. Après, ils l’ont emmenée, ils ont tout nettoyé, la foule s’est clairsemée et la vie a repris son cours comme si de rien n’était.