
Le regard noir. C’est elle.
Cet air déterminé. Encore elle.
La première femme impressionniste. Toujours elle.
Son credo : créer un style, libérer les lignes et effleurer de son pinceau l’infinie émotion. En refusant l’idée que l’art soit réservé aux hommes, elle s’impose alors parmi eux et devient leur amie. Tout chez elle est une audace. Elle en bouleverse la peinture jusqu’à lui donner une âme, une vie et une histoire.
MADEMOISELLE BERTHE
Samantha NOBILO
Impossible de passer devant et de ne pas la voir. Elle est si majestueuse, qu’à elle seule, elle occupe tout l’espace. Toute l’exposition, ai-je pensé. C’est exactement ça. Je demeure seule parmi cette foule, immense, qui l’insulte, qui le blâme, lui, le peintre qui a osé un tel sacrilège. En fixant, ce corps diaphane, cette beauté sulfureuse, je reste sur une faim immense. Il a ouvert un appétit en moi. Une sorte de gloutonnerie féroce, non pas pour ce corps prodigieusement envoûtant, mais pour le besoin, incontrôlable et soudain, de commettre comme lui l’irréparable.
Comment a-t-il osé ? Comment a-t-il réussi surtout à composer une telle merveille ? J’en suis renversée. La foule passe. De nouveaux curieux se figent devant la toile, et bien sûr, les réactions ne tardent guère : les insultes fusent, à nouveau, aussi fortes, aussi unanimes que les fois précédentes. J’en souris presque de voir un artiste autant conspué alors qu’il est un véritable génie. Et j’en suis jalouse. Comment peindre ainsi ? Derrière cette pose alanguie, on reconnaît la « Vénus d’Urbin » de Titien ou la « Vénus endormie » de Giorgione. Mais les Vénus de la Renaissance ne sont que des figures mythologiques. Leur somptueuse nudité n’est qu’allégorie ou légende. Lui, au contraire, il n’a pas peint un tableau pour faire beau. Il n’a point effleuré la dentelle de la peau pour conter une histoire. Hélas lui, il a peint une prostituée et son prénom, pourtant sacré puisque grec et célèbre, est fort répandu, à notre époque, chez les cocottes. Elle est tout autant nue et offerte que les Vénus, sa main pareillement vient dissimuler le bas de son antre comme s’il était possible qu’elle fût pudique. Je souris une nouvelle fois. Sa peau n’a pas ce grain délicat, idéal et laiteux très en vogue à la Renaissance. Non, « Olympia » a une carnation gourmandée à souhait qu’il a divinement rehaussée d’un ton jaune jusqu’à en devenir une petite mignardise qu’il nous faut savourer. Comment ne pas deviner que cet homme aime faire l’amour aux femmes ? Ici, c’est indéniable. Il ne s’agit plus seulement d’une œuvre mais d’une déclaration publique. C’est donc cette certitude qui choque bien plus que son modèle. Mon Dieu, mais qui n’a jamais peint des prostituées ? Lippi s’en privait-il, Félix Tournachon, celui qui se fait appeler Nadar, ne photographie-t-il pas des nus ? Et Baudelaire, dans ses poèmes, n’a-t-il pas frôlé la pleine débauche ?
Je reste des heures devant sa toile, ignorant les autres artistes. De toute façon, une fois sorti de ce salon de 1865, la foule n’aura retenu qu’un seul nom. Le sien. Il court sur toutes les lèvres et devient outrageant. Je passe complètement inaperçue, en tant que femme d’abord, puis en tant qu’artiste car j’y expose aussi. Mais quelle importance. J’ai contemplé tout ce qui était à voir. La foule ne franchit le seuil de ce Salon que pour y admirer « Olympia ». Le reste, soudain, n’a plus aucune équivalence. Manet est devenu une évidence. Les gens s’arrêtent et détaillent cette femme et sont complètement sidérés. Cette toile ne leur plaît pas. Et pourtant elle est là devant eux. Souveraine. Est-ce cette certitude qui les met mal à l’aise ? Est-ce cette révélation qui les contrarie ? « Olympia » traverse tout : le cerveau de ceux qui la découvrent, les insultes qui fusent, les regards noirs qui lui sont jetés à la figure, la colère folle des visages qui explose. C’est une sédition incomparable dans le monde de l’art. Je ne savais pas qu’on pouvait haïr à ce point une œuvre. Manet éclaire pourtant le monde. Il lui montre ce dont nous étions désormais capables de peindre. Lui seul sait ce que nous ignorons encore. Dépouillée, nue de vérité, elle glisse doucement son regard jusqu’à nous et, effrontée, elle nous demande : ne suis-je pas moderne ? Elle devient d’évidence une inquiétante nudité puisqu’elle nous interroge.
Je contemple ce chef-d’œuvre, unique dans l’art. Majeur aussi. Puisque désormais nous le savons tous, il existera un avant et un après « Olympia. » N’en déplaise à la belle société, aux bonnes mœurs et aux âmes sensibles. En demeurant seule face à cette beauté, je comprends soudain que je me tiens à la frontière de deux mondes : l’ancien et le nouveau. Cet homme vient d’ouvrir la brèche. Majestueuse mais dangereuse à la fois où l’art ne sera plus ce qu’il était. Et je me sens enfin projetée dans un univers que je ne connais pas encore mais dont je pressens déjà le frisson. Je voudrais embrasser l’homme qui a osé peindre ce portrait. Non pas pour l’admiration que j’en ressens, mais pour le scandale qu’il provoque. Se peut-il qu’autant d’impertinence inspire un imbécile ? Non, un tel peintre ne peut être que follement intéressant, non ?
ISBN 979-10-97515-40-9
Livre broché - 165 pages
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