
1918 : Deux jeunes cousines, Pauline et Clémence, sont de retour de la Grande Guerre, meurtries après leurs engagements au plus près du front. Le pays est dévasté, les tensions sont encore vives, Pauline garde le secret sur les origines allemandes de son fils et entreprend d’aider son père à la cordonnerie. Et si le passé la rattrapait ?
Clémence de son coté, reçoit un accueil glacial de ses proches, son frère resté prisonnier en Allemagne sans nouvelles, ses parents rudes et acariâtres ne la laisseront pas épouser Pierre, son compagnon rencontré au front.
Mais elle est accompagnée d’Émile un jeune garçon déclaré « attardé », banni par sa famille et qui trouve refuge auprès de la jeune femme.
Il s’épanouit, observe et dessine… À l’ère industrielle, son génie singulier ne pourrait-il pas tout faire basculer ?
LE TOUT-PARIS ET LUI
Bénédicte ROUSSET
- 1 -
6 août 1917
Pierre, le tanneur.
Dans le couloir de l’hôpital, Clémence ralentit et se mordit les lèvres jusqu’à la douleur.
Pierre, le tanneur de boches.
Comme il lui manquait ! Ses camarades l’appelaient comme ça parce qu’en roulant à tombeau ouvert pour ravitailler le front, il avait écrasé un homme et constaté en sautant du camion : « Tiens, une peau ! » Il en avait ri avec les autres mais le soir, dans les bras de Clémence, sa voix avait vrillé. Le bruit… Le bruit sous les roues. S’il avait pu, il l’aurait évité. « Je n’arrive pas à détester cet ennemi qui patauge comme les nôtres dans la boue gluante des boyaux ». Les larmes et la poussière coulaient en traînées noires sur ses joues. Les mains en prière, il avait demandé pardon de l’avoir aplati et de s’être moqué. « Je ne le pensais pas tu sais. » Clémence l’avait serré contre elle. On s’en fichait de comment l’appelaient les autres. C’était son Pierre, tout court, et elle l’aimait pour ça. Pour son corps massif, ses larges mains, ses yeux noirs et sa bouche charnue, mais surtout pour ça : son cœur immense.
La jeune femme s’arrêta en plein milieu du couloir. Six mois qu’elle n’avait de ses nouvelles que par lettres, l’urgence du quotidien ne laissant ni à l’un, ni à l’autre, le temps d’un aller-retour pour s’enlacer. La vie filait, l’impatience les mordait. « Un tanneur », dit-elle à voix haute. Orphelin, sans héritage. Ses parents ne l’accepteraient jamais.
Mais elle avait un plan.
Un pas familier la redressa.
— Allons, allons, dit Gabrielle. La guerre est bientôt finie !
Mais elle ne finissait pas. Les civils leur apportaient des magazines où l’on voyait la nouvelle mode des cheveux courts, où Coco Chanel imposait le noir. C’était chic et élégant, mais elle, elle croupissait sous son uniforme depuis trop longtemps.
Sa tante traça son chemin jusqu’à la salle d’opération, tandis que Clémence rejoignit l’étage où on l’attendait pour la classe.
Ce matin-là, un silence concentré régnait dans la plus petite salle de l’hôpital. Une dizaine de soldats blessés écoutait la leçon. Au premier rang, Émile dressait l’oreille, son chat Ubald endormi contre lui. Clémence brandit son livre.
— Qui veut lire ?
Émile leva le bras.
— Imile.
Elle lui tendit l’ouvrage mais les yeux du jeune homme balayaient le mot et rien ne sortait. Elle lui prit l’index et l’écrasa sur la première lettre.
— Suis avec ton doigt, comme on a dit.
—Le… poison.
Elle prit un ton tranchant.
— Recommence.
Une expression de « mais pourquoi donc ? » arrondissait les yeux d’Émile. Elle désigna les deux « s ». Depuis qu’elle l’avait pris à sa charge, une énergie inflexible l’animait, parce qu’il pouvait. Il était petit par certains côtés de sa tête, alors elle lui disait qu’il se trouvait à un âge où l’on peut tout apprendre. Ce n’était pas tout de passer son temps à jouer et à dessiner. Il fallait acquérir les fondamentaux.
— Le… poisson.
— Très bien !
Émile s’applaudit, les autres suivirent, en profitèrent pour se dissiper.
— Quelqu’un d’autre ?
Tout le monde se figea puis quelques mains se levèrent. Clémence récupéra le livre et tandis qu’elle le montrait à la classe, Pauline accourut, un garçonnet de deux ans accroché à sa robe.
— Ma-ma, dit le petit Gabin.
— Ma-ma, reprit Émile en cajolant Clémence.
Sa cousine agita un document.
— Nous partons soigner papa !
Elle lui arracha la lettre des mains. C’était un ordre de transport pour Zuydcoote.
— Zuydcoote…
Le mot sonnait sec à son oreille. Voilà qui ne lui disait rien du tout.
— D’après Maman, c’est à trois kilomètres de la frontière belge.
Justement, Gabrielle arrivait, une pile de linge sur les bras.
— L’attaque des Flandres est déclenchée, nous allons là où ils se battent et… retrouver Paul !
Clémence se raidit. Certes, elle partageait la joie de sa tante à l’idée de revoir son oncle, même tuberculeux, mais ce nouveau départ l’éloignait davantage de Pierre, resté ravitailler à deux cents kilomètres. Sa gorge se serra. Et si ça ne finissait jamais ? Si la guerre durait un siècle, comme la guerre de Cent Ans ?
Elle rendit la feuille à Pauline et s’approcha de Gabrielle.
— Devrons-nous créer un hôpital ?
— Nous sommes envoyées dans un sanatorium.
Devant les yeux interrogateurs des jeunes femmes, elle précisa :
L’ordre venait du Comité Départemental. Il faisait appel aux Sociétés de la Croix-Rouge, dont la SSBM, pour assurer des soins spéciaux aux réformés frappés par la tuberculose. Depuis quelques temps, c’était l’hécatombe. Les blessés atteints ne pouvaient pas retourner au combat, il fallait les soigner, l’État en faisait une priorité. Tandis que certaines infirmières prodigueraient les soins à domicile pour ceux qui pouvaient rester chez eux ; d’autres, comme elles, rejoindraient des centres adaptés.
—Et Émile ?
Gabrielle eut un sourire tendre.
— C’est le professeur Letulle, qui dirige le sanatorium. Son épouse le seconde.
Clémence soupira de soulagement. Madame Letulle… Cette bienfaitrice fortunée de la Société, si charitable, lui avait trouvé un logement quand elle avait sorti Émile de Bicêtre et lui témoignait une si grande affection ! Nul doute que le jeune homme, malgré sa singularité, serait le bienvenu.
Clémence observa sa tante, toute rembrunie tout à coup. Comment se passerait l’avenir proche pour elle, qui n’avait pas vu son mari depuis la mobilisation ? Dans quel état le retrouverait-elle ? Et s’il ne guérissait pas ? Son enthousiasme légendaire reprit le dessus : Gabrielle frappa dans les mains.
— L’équipe qui nous relaie arrive ce soir. Pour nous, départ en train demain, à l’aube !
— La leçon est terminée, prévint Clémence.
Clopin-clopant, les soldats retournèrent au dortoir mais elle retint Émile, le fit rassoir, s’accroupit et lui expliqua, usant d’un ton de voix rassurant, d’expressions faciales familières, de silences.
Les codes et les mœurs sociaux lui échappaient. Ce n’était pas parce qu’il voyait les gens manger avec une fourchette qu’il en déduisait que c’était la règle. Pourtant, Émile comprenait tout, littéralement.
Il secoua les mains.
— Surabondance de stimuli.
Avant, il serait parti se tapir, dans des gémissements bestiaux. Désormais, devant une situation inconnue ou angoissante, il secouait les mains. C’était mieux ! Pauvre garçon, quand cesserait-on de le trimballer d’hôpital en hôpital ? Tout changement lui demandait de gros efforts d’acclimatation. Elle lui caressa les épaules et accentua la douceur dans son regard. Il fallait à tout prix anticiper, pour éviter une crise le lendemain, au moment du départ.
9782487261198
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