"Qu’est devenu ce vieux parricide naïf qui, doutant de ma fragile mémoire ou la supposant clémente, ose reparaître devant moi ? Il n’est plus loin. À travers les grandes vitres du salon je l’aperçois qui arpente la vieille route. Il marche d’un mauvais pas et dérape dans les pierrailles. Trente années d’absence. Il a oublié le rugueux de l’antique via romaine, damée dans les caillasses. Il peine et trébuche, se rétablit. Il est parvenu au bout de lui-même. Combien est-il devenu vieux. Il pose sa valise, souffle, tousse, se redresse, le dos douloureux. Les mains affourchées à ses hanches, il lève son visage vers les cieux. Qu’espère-t-il ? Sûr qu’il serait déjà là si son corps, que je découvre brisé avant l’âge, ne l’entravait.
Je tente de deviner en quel individu s’est transformé ce frère qui me revient après tant d’années. Je pioche ma thèse. Que faire de ce criminel en liberté qui va me transformer en un juge incorruptible. Comblé de mes certitudes, celles maintes fois ressassées, il ne manque, pour étayer mes convictions, que les sacrales saintes preuves dont un jury se suffirait. Tant pis.
Je le jugerai moi-même, sans témoin. Tout est prêt : le compte-gouttes, le petit flacon, le monologue de bienvenue et l’endormissement des doutes. Souriant petit tour de passe-passe, changement de décor et peine capitale. Le scénario meurtrier qui mijotait dans ma caboche devient goûteux.
Parricide !
Chaque jour, durant ces trente années, j’ai ressassé le sens de ce mot, jusqu’à en user la trame.
Je l’ai sans cesse décortiqué, lettre par lettre, jusqu’au seuil du dégoût.
Je vidangeais ma haine, j’en gerbais le trop-plein. Je ne vous cache pas m’en être chaque fois épouvanté. Tuer n’est pas facile. Parfois, troquant mon aversion contre de fraternelles faiblesses, j’essayais de contourner le sens initial de ce terme terrifiant : « parricide ».
Il approche..."